Eux par Bettina Cointre
Il est seul, couché dans son hamac, il se répète en boucle la phrase prononcée plus tôt dans la soirée par sa ?lle : « tu vas être grand-père ». Il a du mal à réaliser, depuis le temps qu’il en rêvait… Un sourire se perd sur ses lèvres.
Ils sont là dans sa chambre, ils se regardent pour la première fois et déjà quelque chose se passe entre ces deux-là, une complicité qui ne fera que grandir chaque jour. Un échange silencieux mais déjà porteur de tout ce qu’ils vivront ensemble. L’un si grand et costaud tenant dans ses bras mal assurés l’autre si petit et fragile, quelque chose de magique est en train d’avoir lieu mais eux seuls le savent. Cet instant sera gravé à jamais dans sa mémoire, il le sait.
Le voilà comme tous les matins, qui vient le chercher pour leur petite promenade. C’est leur rituel avant qu’il ne parte à l’école. Il lui montre les plantes, les fruits qui poussent et qu’il ne faut pas cueillir, pas encore, même si la petite main potelée est tentée d’agripper la pomme cannelle trop petite ou la goyave encore verte. Il lui parle des ventres jaunes et des colibris. Fièrement perché sur ses épaules, lui admire son monde et commente tout ce qu’il voit. Vite, vite, il ne faut pas trop tarder car il est déjà l’heure de partir. Un bisou et on se dit à demain.
Ils sont assis tous les deux dans ce salon qui est toujours le théâtre de leurs jeux. Ils discutent du programme du jour. « On disait qu’on était des aventuriers ! » c’est toujours comme ça que commençaient les matinées entre eux. Une demi-calebasse séchée devenait un casque de camouflage, le jardin prenait alors des allures de jungle sauvage et les feuilles récoltées permettaient de préparer des décoctions pour soigner les blessures. Quand les aventuriers épuisés rentraient pour un goûter bien venu, venait le temps des histoires, pas celles des livres, non « une histoire dans ta tête ! » réclamait le petit. Alors papi faisait mine de râler un peu « dans ma tête ? mais ma pauvre tête, elle est fatiguée, je n’ai plus de mémoire » mais il finissait toujours par inventer des histoires plus merveilleuses les unes que les autres qui faisaient voyager le petit dans des pays imaginaires que seuls son grand-père et lui connaissaient.
Il est assis dans le canapé, ou plutôt affalé, le casque sur les oreilles, il écoute ce que son grand-père ne considère pas comme de la musique. Eux, qui ont toujours partagé l’amour des vieilles chansons françaises, ne sont plus toujours raccord quand il s’agit de musique. Pour autant l’adolescence et l’envie de s’éloigner de l’enfance n’ont eu raison de l’amour pour Brassens et Renaud qu’il lui a inculqué. Alors même s’il râle en entendant le rap raisonner, le papi sait qu’ils rigoleront toujours de manière complice en écoutant « Gare au gorille » ou « Mon HLM ».
C’est un jeune homme qu’il a maintenant devant lui. Un jeune homme qui vient tout content lui annoncer l’obtention du bac. Il lui avait répété si souvent « passe ton bac d’abord » comme une vieille rengaine qui était devenue une boutade entre eux. Il est fier de lui et ému, même si le bac ne représente plus un sésame, il s’agit du premier diplôme et pour lui ça compte. Bientôt le permis en poche, c’est désormais lui qui accompagnera papi, le temps passe vite, les rôles s’inversent. Il est déjà loin le temps où c’est papi qui venait le chercher à l’école…
Il est fier mais aussi un peu stressé, c’est la première fois qu’il présente une fille à papi. Il y en a d’autres avant, mais celle-là c’est différent, il le sent. Il tenait vraiment à les présenter, celle qui a pris une place si importante dans sa vie et celui avec qui il a tellement de souvenirs heureux. Il connait sa bienveillance et mais le sait aussi taquin. Pas d’inquiétude à avoir, elle a été séduite par ce vieux monsieur plein d’humour et de gentillesse. Avant de partir il lui a glissé discrètement « c’est une sacrée belle femme » avec un clin d’œil.
Il est devenu un homme, qui a une vie bien pleine, une famille, des responsabilités. Il trouve quand même toujours le temps d’aller lui rendre visite, de discuter avec lui, l’écouter lui raconter sa vie d’avant. Il est fatigué et se perd souvent dans ses histoires, ne sachant plus vraiment à quelle époque il est, mais ces moments leur sont chers. Il sait que le temps leur est compté alors il en profite, il essaie d’emmagasiner tous ces récits, ces souvenirs dans sa mémoire. Il s’en remplit avec une espèce de boulimie, comme si ça pouvait pallier l’absence future, qui se rapproche.
Il est seul face au cercueil, il a demandé qu’on lui accorde ce temps juste pour lui, avant l’arrivée des personnes venues soutenir la famille. Plus besoin de parler, les mots sont désormais superflus. Il est parti, il n’est plus là, il a du mal à réaliser… Il savait que le moment approchait, il s’était préparé, enfin il le croyait, mais est-on jamais prêt pour le dernier adieu. Putain que c’est dur ! Il se réconforte en se remémorant tous ces beaux moments partagés. Avec son départ, c’est un peu de son enfance qui s’en va mais les souvenirs sont là, bien gravés et l’accompagneront pour la suite de son chemin.
Il est seul, couché dans son hamac, il tient dans ses mains un livre, pas n’importe quel livre. Il s’agit des « mémoires » de son papi. Il savait vaguement qu’il écrivait de temps en temps, mais jamais il n’avait imaginé qu’il avait vraiment raconté toute sa vie et qu’il l’avait écrite en grande partie pour lui. Quel formidable cadeau, quelle belle manière de conserver ce lien. Alors, plein d’émotions, il retrouve page après page le récit de ces épisodes qu’il lui a si souvent racontés et découvre d’autres facettes inconnues de son grand-père. Dans chaque phrase, il reconnait ses mots, ses expressions, ses coups de cœur et ses coups de gueule, il lui semble l’entendre à travers les lignes. Il regarde le ciel étoilé au-dessus de sa tête et murmure un « merci », juste après il aperçoit une étoile filante, comme une réponse à son message.
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