Saint-Barth - Elvina et Uranie Questel

Elvina et Uranie Questel, les deux « reines » de la Source, racontent leur enfance à Saint-Barth dans les années 1940 et 1950.

Elvina et Uranie, les « reines » de la Source

Un camion descend rapidement la route de « La source ». Il lâche un petit coup de klaxon à la volée. Assise dans une chaise en plastique sous sa terrasse, Uranie Questel lance un cri en retour pour marquer ses salutations. À ses côtés, sa sœur Elvina observe la scène silencieusement. Tout au long de la journée, les deux octogénaires sont régulièrement interpellées par les passants qui descendent cette route sinueuse de Colombier. L’après-midi, ce sont les amis qui poussent la barrière blanche de cette case au jardin flamboyant pour venir jouer une petite partie de domino.

En ce début de matinée, les deux « reines », comme les surnomment leurs proches, ont accepté d’interrompre leurs occupations habituelles pour raconter leur enfance. Le terrain n’est pas conquis pour autant. « Les journalistes c’est les pires “couyeuneurs”, lâche Uranie. Ils prennent ce que tu dis et racontent ce qu’ils veulent. » Après quelques minutes de négociation, elle décide tout de même de rester aux côtés de sa sœur.

« J’ai failli mourir dans ses bras »
« Moi je suis née en 1939 et Uranie en 1940, commence Elvina en patois. En 1940, il y a eu la guerre, ce n’était pas facile pour vivre. Uranie était encore au sein, donc pour la nourrir, ma mère faisait brûler des graines de coton pour faire du café et avoir un peu de lait. » Avec quatre enfants, la famille se partageait de maigres ressources et les deux pièces de cette case traditionnelle dans laquelle elles vivent toujours. « J’avais un an pendant la guerre, il n’y avait pas assez à manger pour moi, raconte avec émotion celle qu’on surnomme Vina. Alberta, une femme de Colombier, gardait un peu de nourriture pour moi. Elle la cachait là où on soignait les cabris et la donnait à ma mère. Elle m’a toujours dit, j’ai failli mourir dans ses bras, faute de nourriture. »

Après avoir survécu aux conditions extrêmes de la guerre, les deux jeunes filles sont très vite confrontées à d’autres événements éprouvants. « Le cyclone qui est passé en 1950 a fait beaucoup de désordre, se souvient la cadette. Heureusement qu’il n’a duré que deux heures, c’est pas comme ceux d’aujourd’hui qui durent si longtemps. » Un laps de temps tout de même suffisant pour faire des dégâts. « L’arrière de la maison a commencé à partir, reprend Elvina. Maman est sortie pour tenir l’échelle de Papa et qu’il mette des clous pour que le toit ne s’envole pas. » Sa sœur s’empresse de la reprendre pour donner sa version de l’histoire : « C’est Hyppolite, notre frère, qui montait sur l’échelle, Papa qui tenait ses deux pieds et maman qui tenait l’échelle, c’est toujours comme ça qu’on me l’a raconté », précise Uranie, d’un ton assuré.

Pour que les deux jeunes sœurs soient en sécurité, leurs parents les avaient envoyées passer le cyclone chez un proche habitant le quartier. Pourtant, Elvina et Uranie racontent ce moment comme si elles y étaient. « Pendant qu’ils clouaient ça, ils ont entendu un gros bruit, continue Vina. Le toit du garage qui se trouvait un peu plus haut s’était envolé. Heureusement, les pieds d’an-mar (les pieds d’amarres, le latanier séché utilisé pour faire la tresse, ndlr) l’ont bloqué, parce que sinon c’était sur notre maison qu’il tombait. Tu te rends compte ? »

Une enfance éprouvante
Pour une famille qui vivait du maraîchage, les dégâts laissés par le cyclone imposaient de repartir à zéro. Gourges, pois d’angole, patate douce ou encore igname, la mère de famille cultivait tout un jardin. « Je me souviens encore, elle mettait ses plants d’igname sous le lit et quand ils commençaient à sortir, ça voulait dire que c’était le moment pour les planter », rapporte avec le sourire Elvina. Pour subvenir aux besoins de la famille, les cadettes étaient mises à contribution. « Le samedi, Uranie et moi on allait porter les légumes à Corossol. On s’y rendait à pied, il n’y avait pas de voiture à cette époque-là. Pour remonter tout ce gros morne, là, ce n’était pas facile. » Après tous ces efforts, l’argent récolté leur permettait de se nourrir le temps d’une semaine.

En raison de ces conditions de vie précaires, Elvina et Uranie ne sont allées à l’école que quelques mois, contrairement à leurs aînés. «Il fallait venir travailler pour avoir de quoi manger, insiste Uranie. Janine, notre grande sœur, est allée cinq ans à l’école, mais quand c’était la pause elle faisait son rouleau de tresse. » Pendant un temps, leur père était colporteur. Il apportait en Guadeloupe des marchandises comme des chapeaux cousus par sa femme. « La nuit, quand elle cousait ses chapeaux, on se mettait à genoux à ses deux pieds et elle nous faisait réciter nos prières, raconte Uranie. Il n’y avait pas de temps à perdre. »

Elles devaient savoir tout faire. Avoir une certaine agilité dans les doigts pour la tresse, ainsi que des mains assez fortes pour casser des roches. « Tu connais la boutique à Alain Magras en ville, demande Uranie. Tout le bâtiment qui est là, c’est nous qui avons cassé toutes les roches pour le construire.» À la fin de chaque semaine, il leur fallait douze rouleaux de tresse et un camion rempli de roches pour payer de quoi se nourrir.

« Je suis allée jusqu’à Saline à pied pour des an-mar »
Sur une île si petite et sans ressources, chaque activité lucrative était à prendre pour survivre. Et devenait très vite concurrentielle. « Je ne sais pas lire ni écrire, mais je suis un très bon détective, annonce Uranie. Un jour, j’ai vu qu’on nous avait volé trois morceaux de roche. Janine a numéroté toutes les roches, et le lendemain, on nous en avait pris trois autres. Sans que les parents me voient, je suis allée prendre les “raquettes” (un cactus raquette, ndlr) et je les ai mises dans le chemin où j’avais vu des traces de pied. Le lendemain, je me suis rendue chez ma cousine parce que j’étais certaine que c’était elle qui nous avait volé. Quand je suis arrivée chez elle, elle était assise et on lui enlevait les «raquettes» des pieds. Je dis toujours, le voleur se fait prendre par le bout du nez. »

Comme pour les roches, les an-mar nécessaires à l’empaillage des bouteilles est assez vite devenu une denrée rare dans les quartiers de Flamands et Colombier. « Je suis allée jusqu’à Salines à pied pour aller en chercher, appuie Elvina. Je les ai portés sur ma tête pour les ramener. »
Avec fierté, elle s’attarde sur l’arrivée de cette pratique sur l’île. « Jo Félix était à Saint-Thomas et travaillait avec notre frère Hyppolite dans les hôtels, raconte l’octogénaire. Il y a un monsieur qui lui a demandé s’il pouvait empailler des bouteilles avec de la tresse. Sa femme Thérèse, a appris à le faire là-bas, puis elle est venue ici et je suis la première à qui elle a transmis ce savoir-faire. J’ai compris tellement vite, qu’elle m’a poussé à apprendre aux autres femmes de Colombier. »

Aujourd’hui, la tresse est une activité trop fatigante pour ses yeux. Mais ses mains, vieillies par le temps et le soleil, gardent en mémoire pour toujours ce savoir-faire unique. Une mémoire qui, par ailleurs, recèle d’innombrables histoires désormais trop précieuses pour être oubliées.

 

 

Journal de Saint-Barth N°1499 du 22/12/2022

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