Saint-Barth -

Ce que Flamands et Colombier chantaient en 1962

Photo > Constant Magras au tambourin, Georges Blanchard aux bois, Manuel Magras à l’accordéon et le jeune Louis Gréaux qui agite les chacha. © Fonds Lomax

En 1962, lAméricain Alan Lomax parcourt les Caraïbes avec son micro. Il passe environ un mois à Saint-Barthélemy où il enregistre les habitants en train de jouer de la musique et chanter des chansons. Il les photographie aussi. Tout son travail est compilé et mis en ligne depuis peu par lACE (Association for Cultural Equity).

 

à l’été 1962, les habitants de Saint-Barthélemy voient débarquer un Américain très curieux. Alan Lomax, alors âgé de 47 ans, parcourt l’île armé de son micro et appareil photo. à Flamands, il rencontre un groupe de musiciens : Constant Magras au tambourin, Georges Blanchard aux bois, Manuel Magras à l’accordéon et le jeune Louis Gréaux qui agite les chacha. Le visiteur enregistre le quatuor qui joue de la valse, de la quadrille, des ballades et quelques chansons. Entre les morceaux, il capture aussi quelques conversations, courtes interviews de ces mêmes Saint-Barths. « Expliquez cette musique-là », demande-t-il avec son accent texan marqué à Manuel Magras après qu’il lui a fait écouter la “danse des mariés”. « Au départ de la maison on jouait ça, pour aller à l’église», répond le Saint-Barth, l’air amusé et surpris de ses questions étranges.

 

Toujours à Flamands, autre rencontre : Hippolyte Gréaux est en verve et interprète “Mamselle Henriette”, “Le Doudou”, “La lettre du front” et d’autres chansons locales. «Nous allons chanter un petit chant pour les marins, nous sommes tous des vieux marins », proclame-t-il du haut de ses 25 ans, avant d’entonner avec d’autres “La Galiotte”. «C’est un chant Saint-Barth, l’auteur c’est Gréaux Jean Joseph “Bouquette”, né à Saint-Barthélemy rue de la voûte à crabes », répond-il tout de go à l’Américain. Plus loin, Raymond Gréaux, 20 ans et l’air bien plus timide, joue “Calypso”, apprise par son grand-père Théodore Questel.

 

La saucisse de Strasbourg entonnée à Colombier

A Colombier, ça chante aussi: « Je viens vous faire une petite chanson / Où je m’adresse simplement qu’aux garçons / Prenez garde aux petites femmes / Car vous savez qu’elles sont infâmes / Pendant la guerre elles avaient tous juré / De rester fidèle à leurs fiancés / Mais ils avaient’un envie à jamais / Il leur fallait la saucisse de Strasbourg ». Le chanteur se présente : « Mon nom ? Bernard Gréaux, âge 62 ans. Profession ? Je suis toute profession. Pêcheur ! » « Où vous avez apprendu ce chant?» questionne l’Américain. « C’est soldat, quand j’étais soldat. » Raymond Gréaux poursuit la démonstration de sa belle voix avec “Viré Viré Angelina”. « Ça c’est de Guadeloupe, c’est du créole, ça ! » Ne parvenant pas à obtenir une chanson du village, Alan Lomax se détourne vers Félix Gumbs, 65 ans, qui entonne bien volontiers “Rossignol dans vert Bocage”, expliquant tenir cette chanson de sa mère. Le reste de son répertoire vient clairement de l’armée : “A la pon pon”, “Dans grand matin je me suis levé”, etc. Toutefois, les deux hommes ont du mal à se comprendre.

 

à Léopold Blanchard, 20 ans, qui accompagne Félix Gumbs au chant, Lomax s’enquiert de l’origine de ce cahier de chansons qu’il tient sur les genoux. « C’est d’l’ancien temps, les vieillards qui m’ont donné ça. J’ai deux cahiers. »

 

Les cultures orales du monde entier

Tous ces sons, chansons et interviews d’une authenticité unique sont désormais classés et audibles sur internet, accompagnés de photos.

Un site regroupe l’ensemble des enregistrements de l’ethnomusicologue Lomax, dans la Caraïbe, mais aussi dans l’Amérique profonde, en Roumanie, au Maroc, en Irlande, en Italie... Car c’était bien la volonté de cet homme rare : parcourir le monde pour préserver et étudier toutes les cultures orales.

 

Ses enregistrements dans la Caraïbe en 1962 ont notamment été subventionnés par la Fondation Rockefeller et l’université West Indies de Jamaïque. Né en 1915 à Austin, au Texas, Alan Lomax a ainsi poursuivi l’œuvre de son père John Lomax, un projet gigantesque. Au total, plus de 4.000 heures d’enregistrement pour 17.400 fichiers audio.

 

Sa fille Anna a repris le flambeau grâce à l’association qu’il a créée avant sa disparition en 2002, l’Association for Cultural Equity (association pour l’équité culturelle, ndlr). Le fonds Lomax est aujourd'hui entièrement accessible au grand public, et les archives physiques sont abritées à la bibliothèque du Congrès américain, à Washington.

 

> http://research.culturalequity.org/audio-guide.jsp#caribbean

(L’orthographe des noms et titres de chansons en français, retranscrite par Alan Lomax, est parfois approximative).

 

JSB 1336





Journal de Saint-Barth N°1336 du 25/07/2019

Valoriser le patois et le créole
Fonds Lomax
Photo Festival